Pour ceux et celles qui découvrent ce blog par le biais de ce billet, tout a commencé par mes relevés systématiques des registres d’état-civil en ligne de Villemoustaussou et la constitution d’une ébauche de généalogie pour ses habitants de 1800 à 1872. Si cette dernière est utile en l’état, je ne peux m’en contenter et m’empêcher de faire quelques analyses sur le fichier qui en résulte.
La première analyse, vous l’aurez compris, porte sur la longévité des Villemachois (gentilés de Villemoustaussou). Alors que je relevais les actes de décès, j’avais l’impression que les âges qui y étaient parfois indiqués étaient plus canoniques que ceux que j’avais pu lire par ailleurs (lors de mes autres recherches généalogiques familiales). Le clou de la curiosité a été enfoncé lorsque j’ai trouvé deux actes de décès, ceux de Jean MARTY et de son épouse Marie BANQUET (mes ancêtres) qui affichaient respectivement 100 et 102 ans au compteur quand ils ont avalé leurs actes de naissance. Même si des recherches très récentes (au point de ne pas encore figurer sur la base de données) dans les archives du Tarn et de la Haute-Garonne infirment ces âges qui tendent plutôt vers 85 (estimation pour Jean MARTY) et 87 ans (avérés pour Marie BANQUET), la graine était semée et j’ai eu envie de faire parler les statistiques.
Est-ce que les villemachois du XIXe siècle vivaient plus longtemps que les autres français de la même époque ?
Modus operandi
Je me suis servi des données extraites de la base de données réalisée avec les archives concernant Villemoustaussou (rappel : vous pouvez retrouver des utilisations de cette base ici ou là). Comme première approximation, si vous avez suivi mon précédent article sur mes données généalogiques, vous savez que seule la moitié de ces données sont formellement liées à Villemoustaussou. Mais je les ai toutes prises en compte parce que j’estime que la majorité des données qui ne sont pas formellement liées à Villemoustaussou sont en fait des données incomplètes et que seule une minorité concerne des individus exclusivement liés à d’autres communes. De plus, je n’en ai pas encore parlé (ça fera l’objet d’un autre article) mais, vous devez vous en douter, les individus non-villemachois proviennent essentiellement de communes avoisinantes. Au sens strict du terme, c’est donc une étude sur les habitants de Villemoustaussou et de ses environs proches mais ça ne change rien au propos.
De ces données, j’ai donc extrait le sexe, la date de naissance, la date de décès pour chaque individu. J’ai calculé les âges au décès. Au final, sur les quelques 6000 individus présents dans ma base, seules les données de 1500 personnes ont pu être exploitées.
Comme échantillon représentant les non-villemachois pour la même période, j’ai utilisé ma base de données contenant mes recherches généalogiques familiales qui concernent principalement les départements de la Mayenne, du Nord, de la Creuse, de l’Eure-et-Loir, etc. Il y a aussi quelques individus audois mais de la région du Lauragais ou de Limoux. Il y a quelques individus villemachois provenant des recherches de mon arrière-grand-père Louis GUIRAUD mais les informations les concernant étaient malheureusement incomplètes. Donc comme deuxième approximation, j’ai considéré ces données comme étant constituées essentiellement de non-villemachois. Sur les plus de 5500 individus, je n’en ai que ~350 d’exploitable pour cette étude ! Ceci est dû au fait qu’il y a une part non négligeable d’individus de cette base de données qui sont morts avant (~600) ou après (~400) le XIXe siècle.
Bien entendu, une comparaison avec des données récentes étant de bon aloi, j’ai récupéré les statistiques pour la France en 2011. Comme dernière approximation, je considère (peut-être à tort) que les données de longévité pour les Français de 2011 ne sont pas tellement différentes de celles des Villemachois en 2011.
Âge de décès moyen de la population de Villemoustaussou au XIXe siècle
Voici donc les âges moyens des villemachois (en bleu) et de mes contrôles (en rouge pour ma base de données généalogiques et l’histogramme bleu à droite pour la France en 2011). Avant d’interpréter quoi que ce soit, je vous le dis de suite, je n’aime pas ce graphique, je ne le trouve pas assez informatif. Les écarts-types sont trop grands. C’est le défaut de ce genre de représentation graphique. Les moyennes et les écarts-types (les traits au dessus des barres), c’est bien pour faire des analyses poussées mais dès qu’un échantillon est trop variable, ça devient trop abstrait. Exemple : imaginez dix individus dont neuf décèdent à un an et un décède à cent ans et vous avez une moyenne de 10,9 ± 29,7 ans.
Je vous propose donc d’utiliser plutôt les médianes et les quartiles, c’est plus concret, plus informatif pour peu qu’on sache à quoi ça correspond. D’ailleurs pour les néophytes, je vous donne deux petits schémas pour voir les différences, ce qui vous permettra de mieux lire mes graphiques :
(cliquez dessus pour agrandir les schémas)
Voici ce que donnent les données précédentes si on les représente avec des médianes et des quartiles. Pour les connaisseurs, sachez que je préfère la représentation en boîte à moustaches (boxplots) avec le logiciel R mais ça complexifierait inutilement le propos :
On peut ainsi mieux visualiser ces données et tirer trois informations : la première, indiscutable même dans le précédent graphique (et intuitive aussi), c’est que la longévité au XIXème siècle est plus faible qu’au XXIème… Ça ne nous apprend rien… La deuxième information, c’est que les personnes contenues dans ma base de données « contrôle », les non-villemachois, semblent vivre plus vieux avec un âge médian toujours plus haut (+5 à +40 ans) que celui des villemachois. Avec des écarts énormes plutôt détectés au début du XIXème siècle (1800-1839). Ceci dit, les écarts pour les limites de longévité (représentées par les 3ème quartiles, voir les schémas explicatifs ci-dessus) ne sont pas aussi marqués (jamais plus de 10 ans d’écart). La troisième information est un indice sur l’explication entre les différences entre Villemachois et non-Villemachois : les 1ers quartiles des données villemachoises sont très bas, de 1800 à 1872, plus d’un quart des décès touchent les enfants de moins de 5 ans. Villemoustaussou semble plus touché par ce phénomène que le reste de la France.
Mortalité infantile et biais de « fertilité »
Je représente ici, le ratio entre le nombre de décès survenus à un âge inférieur à 15 ans (choix arbitraire, j’aurais pu prendre 5 ou 10 ans, c’est sensiblement la même chose) et le nombre total de décès. Ceci pour chaque décennie qui nous intéresse (ainsi que pour l’année 2011) :
Effectivement, il y a eu beaucoup de mortalité infantile au XIXème siècle, toujours plus que dans le reste de la France si j’en crois mes données. Est-ce que ceci est une réalité ? Est-ce que Villemoustaussou était l’abysse sanitaire que ce graphique semble le suggérer ? J’ai ouï dire que le département de l’Aude n’a pu réellement prospérer qu’avec l’arrivée du chemin de fer mais quand même…
Même si je n’en ai pas la preuve, je pense qu’il y a une explication assez simple : l’origine de mes données. Dans le cas des données généalogiques sur Villemoustaussou, elles sont issues de relevés systématiques : j’ai tout pris, il ne manque normalement personne (d’autant moins que j’ai quand même pris pas mal de temps à le vérifier), du moindre indigent jusqu’aux renommés généraux AYMARD. Dans le cas de mes autres données généalogiques, même s’il y a une part non négligeable de relevés systématiques (sur le patronyme BLOT principalement), ce sont surtout des recherches dites « par branche » lors desquelles on remonte d’un ancêtre à un autre, on récupère des données sur les fratries lors de mariages ou témoignages et on échange des données avec d’autres chercheurs qui ont opéré de même avec leurs propres ancêtres.
Cela induit un biais, je ne connais pas le mot savant s’il existe, je vais l’appeler le biais de « fertilité ». « Fertilité » parce qu’en opérant branche par branche, on s’intéresse principalement aux personnes fertiles, qui sont mortes après avoir donné une descendance. Donc des personnes qui décèdent en étant pubères et très majoritairement majeures et mariées. Dans cette configuration, on a une plus grande probabilité de passer à côté de décès d’enfants, ce qui conduit à remonter l’âge moyen (et médian) de la base de données.
Les Villemachois semblent vivre plus longtemps
Voici donc ce que donnent les données de Villemoustaussou quand on se concentre sur les adultes (15 ans ou plus) :
Il va de soi que les données concernant l’échantillon des non-villemachois et des français de 2011 ne comprennent elles aussi que les individus adultes. Ceci dit, la mortalité infantile ayant été très faible en 2011, les chiffres obtenus sont quasiment les mêmes.
Par acquis de conscience, voici aussi les âges moyens et les écarts-types correspondants :
Comme vous pouvez le constater, cette représentation avec moyennes et écart-types n’est pas tellement informative, il faudrait pousser les analyses un peu plus loin pour en tirer quoique ce soit (tests de comparaison de moyenne et tout le toutim). Les médianes et quartiles sont là aussi plus intéressantes, plus parlantes : on voit que tout au long du XIXème siècle, les adultes de Villemoustaussou ont une longévité plus grande que dans le reste de la France (ou du moins de mon échantillon) avec un âge médian et une limite de longévité systématiquement plus grands. L’écart étant justement plus grand au début du XIXème siècle où la moitié des adultes de Villemoustaussou vit plus longtemps que les trois quarts des adultes du reste de la France (âges médians villemachois supérieurs aux 3ème quartiles non-villemachois).
Je pense que le biais de fertilité dont j’ai parlé plus haut est double : s’il sous-estime la mortalité infantile, je pense aussi qu’il surestime la limite de longévité. Je m’explique : le partage d’informations entre généalogistes dont les arbres se chevauchent est d’autant plus possible si les fratries contenues dans ces arbres sont grandes. Ca implique indirectement que les jeux de données constitués en partie ou intégralement d’agrégations de recherches par branche sont enrichis en individus ayant une grande descendance et donc une plus grande longévité. Il se peut donc que mon propre jeu de données de non-villemachois induise une sur-estimation de la longévité des non-villemachois. Je le suppute mais je ne peux pas le prouver. Pour cela, il faudrait comparer par exemple les âges de décès des individus de Villemoustaussou recueillis sur la base de données de Geneanet (beaucoup de répétitions de recherches généalogiques par branche) avec les âges de décès de mon relevé systématique.
Pour enfoncer le clou quant à la plus longue longévité présumée des Villemachois, il me faudrait comparer ces données avec celles issues d’un relevé systématique d’une autre commune. A plus ou moins long terme, je compte relever les données d’une autre commune mais ce sera une commune audoise et je crains de ne pas observer de différences notables.
Je dis ça parce que je ne pense pas que ce soit la génétique des villemachois qui soient à l’origine de cette longévité relative : Villemoustaussou étant située a proximité d’une grande ville, Carcassonne, n’est pas ce qu’on pourrait définir comme enclavée. Je penche plutôt pour des phénomènes bien connus comme le régime alimentaire méditerranéen et surtout un climat favorable, surtout quand la médecine est défaillante. A ce propos, je n’ai pas trouvé trace de médecin ou de barbier à Villemoustaussou pendant la période étudiée.
Différences de longévité entre hommes et femmes au XIXème siècle
Pour aller un peu plus loin dans cette étude, je voudrais montrer les données de longévité en fonction du sexe.
Les données de Villemoustaussou (seulement les adultes, les hommes en bleu et les femmes en rose, les données 2011 à droite) :
Je ne vous donne pas les données sur l’échantillon des non-villemachois : je vous ai expliqué plus haut que le jeu de données exploitable n’était pas si grand (~350 individus), si on enlève la mortalité infantile (10-25% des données) et qu’on les répartit en fonction du sexe, il devient trop faible, les écarts entre les 1ers et 3èmes quartiles explosent.
Ce que je veux illustrer par ce graphique, c’est seulement la différence de longévité entre hommes et femmes à cette époque. Différence assez patente qui s’inversera au cours du XXème siècle. Il me semble que la raison principale est la mortalité survenue lors d’un accouchement difficile ou une fragilité cumulée à cause des naissances successives. A cette époque, je n’en vois pas d’autres, je ne pense pas que les hommes aient plus accès aux soins que les femmes.
Globalement, dans toutes ces données, je pensais voir une amélioration de la longévité au cours du temps or on observe une baisse au milieu du siècle. Je ne trouve pas d’autre explication que celle du petit âge glaciaire qui aurait touché l’hémisphère Nord avec un pic au cours des années 1840. Pour aller plus loin sur ce sujet, il faudrait se baser non pas sur les âges de décès mais les taux de mortalité qui nécessitent d’avoir accès aux statistiques sur l’ensemble de la population sachant que nous avons accès aux recensements réalisés durant le XIXème siècle. Ce sera peut-être l’objet d’un autre article.
Il y a quand même un évènement marquant en terme de mortalité au cours de ce siècle : l’épidémie de choléra qui a sévit dans le Sud de la France en 1854. En tout cas, même si je n’ai pas intégré les données de recensement, on peut d’ors-et-déjà le constater dans les données de Villemoustaussou avec plus de 60 décès constatés en 1854 (la plupart entre aout et octobre) :
Voilà pour cette petite étude sur la longévité des habitants de Villemoustaussou. Peut-être qu’elle intéressera d’autres personnes que les généalogistes liés à cette commune (on doit être deux !) comme les Villemachois eux-mêmes qui s’intéresseraient aux particularités (ou aux banalités) de leur village. Pour ma part, j’ai surtout appris sur les limites et les avantages de tel ou tel type de recherche généalogique. Précédemment, j’ai été agréablement surpris par les apports d’un relevé systématique sur ma propre généalogie alors que je pensais surtout bosser pour les autres. On peut tirer bien des informations (autres que généalogiques) depuis ce type de relevés et si quelqu’un trouve d’autres petites (ou grosses) études de ce type, je le remercie à l’avance de nous les communiquer (en commentaire ?).
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